The long man.

Wilmington, août 1996.


On est dans la campagne douce des Downs, entre souples vallons et villages assoupis. La terre est assez pauvre, on cultive peu, on met le sol en prairie. Il y a une barrière, pour empêcher les moutons de divaguer.

Là-bas, au flanc de la colline, le grand homme appuyé sur de longues perches nous regarde, nous attend peut-être. Il est là depuis des siècles, dessin fragile tracé dans la craie pour des raisons mystérieuses. Le dessin a été conduit avec les déformations nécessaires permettant de la voir au pied de la colline dans des proportions normales. C’était compliqué pour une figure de soixante-dix mètres de haut.

Qui a conçu, puis réalisé cette silhouette ? Dans quel but ? Nous n’aurons sans doute jamais de réponse à cette interrogation.

C’est bien qu’il reste des questions sans réponse.

Rue de la Sirène.

Rye, octobre 1996.

Nous sommes sous le porche d’entrée de l’auberge de la Sirène – dans Mermaid street, cela va de soi. Il faut dire que cette Mermaid Inn est un bâtiment moderne, puisqu’à la suite d’un incendie il a été reconstruit… en 1540.

Devant nous les demeures faussement modestes qui bordent la rue pavée sont fleuries et entretenues avec soin ; les heurtoirs de cuivre sont briqués énergiquement, les bow-windows peints et repeints, les toitures moussues avec délicatesse.

Avez-vous remarqué la joue de la lucarne, sur le toit de la maison aux fenêtres de vitrail ? Cette maison, à l’étage en encorbellement, attire le regard par ses aristocratiques colombages, signe d’une ancienneté qui ne craint pas le temps ; et par ses larges fenêtres où le plomb souligne le jeu des losanges de verre.

Cette maison, plus respectable que beaucoup d’autres à Rye – qui n’en manque pourtant pas – sait qu’elle est moins célèbre que la riche auberge, réputée dans tout le pays. Aussi, feignant l’effacement mais n’en pensant pas moins, elle met fièrement sa modestie en évidence par un trait d’humour ; elle a choisi de s’appeler Opposite House – la Maison d’en face.

Bodiam.

Bodiam, août 1996.

Ce château du Sussex a été construit au XIVème siècle à proximité de la Rother pour résister aux invasions françaises ; il est vrai qu’en ce temps-là les français se conduisaient comme des brigands et que les Cinque Ports durent se constituer en fédération pour se protéger de leurs coups de main. Le château comporte créneaux, mâchicoulis, pont-levis et toutes ces choses qui motivent fortement la jeunesse lors des sorties scolaires de printemps. Il est très beau, même si les textes descriptifs passent modestement sous silence les travaux de réhabilitation qui s’y sont succédé.

En fait ce bâtiment, aux murs trop minces pour résister réellement à un siège un peu sérieux, se donna un air terrible mais servit de résidence assez confortable ; le paysage environnant, avec vallons et moutons, lui offre un cadre romantique des plus heureux. Sa silhouette superbe lui assure un très grand succès chez les éditeurs de puzzles.

La maison des champs.

Petit Couronne, mai 1996.

On a préservé autour de la belle maison, entretenue avec soin, un jardin, des pelouses et un verger ; mais elle n’est plus depuis longtemps « dans les champs ».

Lorsque Pierre Corneille en fit l’acquisition, au tout début du XVIIème siècle, elle possédait dix-huit hectares de terre ; il s’agit de Pierre, père de Pierre le dramaturge. La maison revint donc à celui-ci, puisqu’il était l’aîné des sept enfants, et ce fut Pierre qui la vendit (Pierre le fils de Pierre le dramaturge, donc le petit-fils de Pierre le robin résidant à… un jet de Pierre de la place du Vieux Marché). Elle fut achetée enfin par le Conseil Général de la Seine Maritime (alors Inférieure) au XIXème siècle grâce à la détermination de deux élus, Laporte et Deschamps. Laporte Deschamps, ça ne s’invente pas…

La maison est magnifique. L’intérieur – poutres, cheminées, vitraux, plafond de chêne – expose un cadre de vie aisé et confortable ; à l’extérieur on rêve du Cid ou d’Horace en flânant par le potager fleuri aux planches bordées de buis comme il en est encore d’usage dans les beaux jardins de l’Ouest.

Saint Georges de Boscherville.

Saint Martin de Boscherville, mai 1996.

L’abbaye de Saint Georges de Boscherville est à Saint Martin de Boscherville ; elle est haute  et droite dans un vaste paysage façonné par la Seine.

Nous sommes au temps doux des mais, des aubépines dans le raidillon de Tansonville ; dans un mois ce sera la Saint-Jean, le printemps va laisser place à l’été. Sous le soleil le tuffeau de Saint Georges illumine l’herbe normande – splendeur du Roman immense et radieux. Saint Georges est simplement blanche, elle n’a pas une peinture, pas un dessin ; cependant pour édifier un peu, pour effrayer parfois et divertir aussi elle propose quelques gargouilles monstrueuses et des chapiteaux truculents.

Autour d’elle un jardin d’agrément permet d’offrir des fleurs sur l’autel et lors des processions. Plus haut sur la colline les moines cultivent un clos de simples disposé comme un chemin qui va de la Terre au Ciel ; c’est un jardin pour soigner, c’est une méditation pour le penseur, c’est une initiation pour le croyant.

La fête du pain.

Créans, octobre 1996.


Avec le succès du bio, c’est le grand retour des fours à pain dans notre campagne sarthoise. A Créans nous avons de la chance, car c’est le minotier qui invite ses voisins, ses amis et ses parents à manger le pain fait de ses farines.

Le four est circulaire et voûté, construit en briques ; on peut ramper à l’intérieur pour le réparer, mais l’étroitesse accable de claustrophobie. Il y avait un art pour construire le four, une technique pour le chauffer, des règles pour l’utiliser.

On le chauffe en y brûlant des fagots épais dont on ôte les cendres quand ils sont consumés ; le boulanger y enfourne alors les miches qui reposaient, et qui vont dorer pendant une vingtaine de minutes. Quand on les retire c’est le moment de faire cuire des pizzas, puis des tartes, dans la chaleur qui décroît. Mes grands-parents me racontaient que, dans les villages d’autrefois où le boulanger allumait son four une ou deux fois la semaine seulement, les femmes attendaient devant chez lui, tarte à la main, le moment où il les inviterait à profiter de cette cuisson gratuite…

Le four de Daniel est dans la cuisine de Créans ; c’est là qu’habitait le père de mon père. Une fois cuit, son pain reste souple plusieurs jours ; mais aujourd’hui nous sommes venus nombreux, il n’en restera pas beaucoup pour demain…

Le manoir d’Auffay.

Auffay, octobre 1996


Le manoir est niché dans la verdure, près de la Durdent. Une motte proche révèle son ancienneté ; il a parc, colombier et quelques fleurs.

On le dit Renaissance ; pour la date, c’est exact. Mais il ne présente pas l’harmonie des grands bâtiments blancs que ce terme évoque, par l’habitude qu’on a d’y imaginer les douceurs du Val de Loire et les grandes pelouses où de belles dames arboraient leurs robes chatoyantes.

C’est que nous sommes en Normandie, dans une Normandie attentive à économiser. Par exemple, on ne perce pas ces ouvertures prétentieuses tout juste bonnes à gaspiller le chauffage en hiver et à faire entrer la canicule en été ; on ne creuse pas de ces fossés coûteux qu’il faut ensuite entretenir, souvent fleurir, parfois même noyer d’eau qui attaque les joints et les fondations… Pour être juste il faut préciser cependant que l’image montre l’arrière du bâtiment, et que sa façade est beaucoup plus riante.

Le charme exceptionnel du manoir tient pour l’essentiel aux matériaux et à l’usage qui en est fait. L’architecte a étagé, en couches successives, le tuffeau, la brique et, touche délicate et assez fréquente en Normandie, le silex blond et noir ; il a tracé, en jouant sur la couleur, tout un appareil de motifs et de fresques. Il a ainsi donné au manoir une gaieté un peu étrange qui surprend quand on le découvre dans une clairière de ses bois noirs.

Chilham.

Chilham, août 1996


Un chat calme traverse la place principale à pas comptés ; on la dit principale, mais en fait à Chilham il n’y a qu’une place.

Ce très petit village proche de Canterbury se tient avec prudence à l’écart des routes fréquentées. On y voit des merveilles sans nombre – un antiquaire qui vend des meubles d’acajou mais aussi des collections d’œufs d’oiseaux des bois ; un paon en liberté qui arpente les rues en vous toisant avec suffisance ; une église anglicane où l’on vous sert en souriant le thé et des scones dans le cimetière.

Chilham est un village Tudor aux colombages kentish où l’on revient sans cesse. Il est probable qu’il s’agit bien d’un village réel, avec des habitants qui s’y sont installés pour y vivre ; pourtant on garde, en partant, l’impression que l’on a traversé quelques instants une scène de théâtre, avec décors et acteurs, avant de rejoindre les lieux ordinaires de la vraie vie.